INTERVIEW – Grâce à l’intelligence artificielle qui estime la valeur d’un bien immobilier, de plus en plus d’acteurs du secteur l’utilisent comme levier pour attirer de nouveaux clients. Mais attention ! Il ne faut pas avoir une confiance aveugle en cette technologie, car l’IA – comme n’importe quel autre outil – a de nombreuses failles. Des lacunes qui pourraient fausser le marché immobilier et coûter très cher aux propriétaires vendeurs si l’outil venait à être pris comme LE baromètre de référence devant l’expertise humaine. Quel regard d’expert justement le président de la section Courtier de l’USPI Genève Fabio Melcarne pose-t-il sur cet outil ? Découvrez ses réponses au sein d’un échange riche en enseignements.
Tout d’abord, pourquoi parle-t-on autant en ce moment de ces estimateurs en ligne et, de manière générale, d’un courtage low-cost ?
Les courtiers low-cost ou « disrupteurs » ont comme caractéristique commune leur outil d’appel qui offre une estimation gratuite en ligne. Le marché a fait un virage important et il est moins facile de vendre un bien aujourd’hui, qu’il y a quelques années. Auparavant, sur le marché très porteur que l’on connaissait, le vendeur d’un bien pouvait être tenté de faire confiance à ces plateformes en ligne car la demande était très importante par rapport à l’offre. Pourquoi dès lors mandater un courtier pour une estimation ?
Mais malgré toute la communication autour de ces plateformes, l’on en revient finalement toujours aux fondamentaux avec des courtiers qui connaissent leur marché, les lois en vigueur et qui ont l’expérience pour mettre en valeur les biens et qui savent négocier.
En comparant de très nombreux résultats faits par l’intelligence artificielle (IA), l’on constate que celle-ci sous ou surévalue systématiquement la valeur des propriétés. Pourquoi à votre avis ?
Nous aurons toujours des différences de valeur entre experts, même pour des estimations dites « traditionnelles ». Ce qui est important dans une estimation est de pouvoir expliquer la manière dont nous arrivons à telle ou telle valeur, avec une approche méthodique et défendable auprès de notre mandant.
Toutes ces plateformes en ligne achètent usuellement des données à des fournisseurs de données statistiques qui les actualisent tous les trois à neuf mois, et les mettent à jour en fonction du marché en vigueur à ce moment-là (et non le marché actuel donc). Ce décalage peut donc fortement fausser l’évaluation du bien, à la hausse comme à la baisse. Avec un secteur en mouvement constant, un tel « gap » induit une marge d’erreur parfois extrêmement significative.
Quelle différence entre l’IA, et un calculateur en ligne ?
Un calculateur en ligne est d’une certaine manière de l’IA. Ce calculateur repose sur un produit d’appel simple d’utilisation, où l’utilisateur entre les éléments essentiels de son bien (l’adresse, m2, année de construction, etc.) et des données personnelles (n° de téléphone notamment) afin de recevoir son estimation. Il sera ensuite certainement contacté par un courtier afin de se voir proposer des services de courtage. Il s’agit donc de se servir de l’outil IA pour créer une interface séduisante qui permettra ensuite d’engranger des mandats. Mais est-ce véritablement responsable de laisser croire à un propriétaire potentiellement vendeur que la valeur de son bien est quasi scientifiquement juste, en se basant sur quelques clics en ligne sans visite des lieux et sans analyse des droits réels, le tout donnant une fourchette de prix de 30% de laquelle on retiendra la valeur du milieu ?! Ces outils sont basés sur des algorithmes de type hédoniste qui agrègent les transactions effectives dans une région donnée. Mais attention : le résultat de ces données peut s’avérer très aléatoire.
L’algorithme est incapable de prendre en compte des éléments comme les servitudes, droits à bâtir, la zone d’affectation, les nuisances, les projets futurs sur des parcelles adjacentes à un bien et bien évidemment la vue qu’il offre !
Pourriez-vous nous donner un exemple illustrant cette marge d’erreur des calculateurs ?
Bien sûr. Prenons une rue que tout le monde connaît, qui est très recherchée : le quai Gustave Ador. Dans ce cas, pour un même immeuble, l’expert humain évaluera les biens en vente pour un appartement rénové à environ CHF 25’000/m2 avec la vue sur le lac, tandis que le même appartement situé à l’arrière du bâtiment et ne bénéficiant d’aucune vue ne se vendra peut-être guère plus que CHF 10’000/m2. Un calculateur lui, par cette agrégation de données limitantes (la vue non prise en compte, des travaux potentiels à réaliser, etc.), se contentera de faire une moyenne qui donnera une fourchette de prix beaucoup moins large, très souvent à la baisse de surcroît. Dans le cas d’une maison, existe-t-il des servitudes contraignantes ? Tout ça n’est pas pris en compte par l’algorithme. À Vandoeuvres par exemple, une parcelle en zone villa qui pourrait se vendre à CHF 3000/m2 n’aura évidemment pas le même prix si elle est frappée d’une servitude de non bâtir en faveur d’un voisin par exemple et qui ne serait dès lors plus… qu’un jardin !
Ces exemples illustrent parfaitement l’importance de l’évaluation par l’œil humain, réalisée sur place par un de nos courtiers membres de l’USPI Genève. Et cela vaut pour n’importe quelle typologie de bien.
Pourtant, quasiment toutes les agences de courtage, y compris vos membres, proposent d’évaluer la valeur des propriétés grâce à ces outils en ligne. Ne pensez-vous pas que cela desserve la profession ?
Non, car c’est complémentaire. Il ne s’agit pas d’aller contre ces outils, mais de les utiliser à bon escient. Ce sont des facilitateurs, mais en aucun cas des experts. Le courtier membre de l’USPI Genève se rend sur place afin de faire le contrôle visuel et produit un rapport avec les avantages et les inconvénients du bien et de son environnement. L’expert fera une analyse technique, juridique et économique du bien, il se renseignera en outre sur les transactions récentes dans le quartier et de l’environnement micro-économique. Il pourra également renseigner sur les mises aux normes éventuelles nécessaires en fonction des récentes lois énergétiques.Il saura assurément relever les avantages du bien qui auront un impact favorable sur la valeur
Expliquez-nous alors la distinction entre l’estimation immobilière et l’expertise immobilière.
L’expertise immobilière va définitivement plus loin. Le client a une relation contractuelle avec le courtier car c’est un service payant. Une expertise commence à 5’000 francs avec des données fournies très précises réalisées par des experts membres d’associations professionnelles.
Mais pour le propriétaire vendeur de son bien, l’estimation en ligne est bien une manière de se faire une idée ?
Oui, c’est une première indication de prix. C’est un outil ludique mais, encore une fois, il est dangereux de s’y fier aveuglément. Si la qualité graphique des rapports que transmettent les estimateurs en ligne semble très professionnelle, ce sont pour moi des objets marketing sans grande valeur. Le seul moyen d’avoir un prix de marché du bien est de le commercialiser avec une stratégie de vente qui permettra au vendeur d’atteindre les meilleures conditions en fonction du marché de l’instant.
Pour terminer sur le modèle du low-cost évoqué au tout début de cet article et qui utilise passablement les outils d’estimation en ligne, à votre avis pourquoi ce modèle ne peut-il pas fonctionner ?
La vente ou l’achat d’un bien immobilier est un acte important, si ce n’est le plus important dans la vie d’une personne ou d’une famille. Baser un prix et une stratégie de vente sur une simple estimation en ligne et avec autant de légèreté n’est pas responsable, et certainement pas adapté à une étape aussi importante dans une vie.
Le modèle économique du forfait à prix cassé proposé par certaines plateformes en ligne offrant le service minimal, (estimation en ligne, photos et publications d’annonces), les visites (quand elles ont lieu) effectuées par les vendeurs sans aucun accompagnement chez le notaire, est un modèle inspiré de Purplebricks. Née en 2012 en UK, la société fut vendue pour 1 Livre symbolique en 2023 en laissant derrière elle des pertes abyssales. Je ne présage dès lors rien de bon pour les ersatz de ce modèle qui ont vu le jour sur le marché suisse… Je crains également que les autres plateformes basant leur modèle sur la seule estimation en ligne comme gage de qualité de prestations, tout en minimisant les valeurs ajoutées de véritables professionnels formés, devront élever leur niveau de compétences de terrain afin de survivre à la période de ralentissement des transactions que nous vivons dans le pays.
Visiblement ces sociétés offrent plusieurs services parfois éloignés de l’immobilier.
Oui, c’est très juste. Ces sociétés vendent d’autres services comme des assurances, des hypothèques ou encore avec le risque évident de conflits d’intérêts. Avec des modèles pareils, nous sommes en droit de se demander à quel moment ces acteurs low cost défendent les intérêts du propriétaire…
Fabio Melcarne
Président de la section Courtier de l’USPI Genève